Publications du CÉRÉdI
Mensonge, quiproquo, change et équivoque dans trois comédies de Corneille
Un trompeur en moi trouve un trompeur et demi1 Le mensonge est au cœur des comédies de Corneille, les menteurs y sont partout : leur auteur l’a écrit lui-même, l’intrigue des pièces est fondée sur un ensemble de fourbes, feintes, mécomptes et méprises. Le mensonge est proche parent de l’illusion, cet autre paradigme de la comédie cornélienne. Comme celle-ci dans L’Illusion comique, il se trouve élevé à la dignité du titre dans le diptyque du Menteur et de La Suite du Menteur, créé par Corneille à partir de deux comédies d’Alarcón et de Lope de Vega2. La Place Royale de 1634, antérieure à cette veine de la comedia espagnole, ne se justifie pas seulement par l’arbitraire relatif d’un programme d’agrégation, mais par ses affinités avec Le Menteur, du fait de son dénouement et du rôle qu’y jouent, tout près du mensonge, le quiproquo et ce qu’on appelait alors « le change ». Tenter de donner une place à Corneille dans l’histoire du mensonge entre Montaigne d’un côté, Pascal, La Rochefoucauld et les moralistes de l’autre, c’est quitter le garde-fou de la poétique pour postuler l’intérêt des comédies dans une histoire qui excède et englobe l’histoire du théâtre. Mais dans le cadre même de cette dernière, il s’agit de contester l’opposition à propos du mensonge au théâtre entre « un certain confort cognitif accordé au spectateur » du théâtre cl
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« Imitar, remedar y contrahacer es una misma cosa »Contrafactum et imitatio dans la poésie du Siècle d’or espagnol
L’imitation était à la Renaissance une pratique centrale dans les apprentissages. Le contrafactum est l’une de ses formes. C’était en effet un moyen efficace de composer des œuvres adaptées aux circonstances, comme on le voit dans les pratiques actuelles du monde hispanophone. Le contrafactum est ainsi condition de possibilité de l’improvisation et incite à penser une création collective, où la création est partagée entre générations qui se sont transmis un timbre et au sein d’un groupe dont chaque membre peut devenir auteur.
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Parodie et prophétie. Les Poésies et Cantiques spirituels de Jeanne-Marie Guyon à Lausanne (deuxième moitié du xviiie siècle-premier tiers du
L’étude de la réception des Poésies et Cantiques spirituels (1722) de Jeanne Guyon par le groupe religieux vaudois des « Âmes intérieures » permet de saisir la fonction sociale et spirituelle qu’a pu revêtir la pratique du chant sur timbre. Après avoir mis en lumière l’intérêt porté au contenu prophétique de cette poésie, l’article s’efforce de mettre en lumière le contexte dans lequel ces cantiques étaient pratiqués, et les dispositifs techniques nécessaires à leur performance musicale.
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La chanson comme preuve de noblesse : le cas de La Fine Galanterie du temps (Ribou, 1661)
La Fine Galanterie, paru chez Jean Ribou en 1661, est un recueil de prose et de vers connu des travaux sur les productions galantes au xviie siècle, car c’est un des textes qui montrent l’importance culturelle qu’a prise dans la seconde moitié du xviie le système de représentation nommé galanterie1. Mais il semble bien qu’un fait soit resté inaperçu jusqu’ici : on ne peut comprendre l’ouvrage sans le chanter, du moins en partie. Il est certes dépourvu de notations musicales, mais c’est le propre de tout parolier – on ne note pas une musique qu’on connaît par cœur. Aucune mention de timbre n’a non plus mis la critique sur cette piste, mais certaines paroles et certains moules métriques trahissent sans aucun doute qu’il s’agit d’une compilation des « tubes » de l’époque, ceux qui ont circulé dans les ruelles ou dans les rues de la Fronde. Un des buts de ce recueil imprimé est ainsi de collecter des poésies, des airs et des couplets produits par un cercle social déterminé (une sorte de « best of »), rôle d’ailleurs dévolu d’habitude au manuscrit. L’étrangeté de la publication est qu’elle contient en même temps une généalogie, destinée à prouver l’appartenance de son dédicataire, un certain Simon Chauvel, à l’aristocratie. En effet, la capacité à apprécier et chanter des couplets nouveaux (à bien chanter et bien entendre les choses « finement galantes ») fait pa
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« Le temps des crises » : timbres et intertextualité comique dans la chanson fin-de-siècle
Cet article explore les procédés d’intertextualité comique dans la chanson de cabaret fin-de-siècle, en examinant la pratique de la chanson à timbre. Il propose l’analyse d’exemples tirés de la production des chansonniers Jules Jouy et Vincent Hyspa, ainsi que d’une anthologie de chansons de salle de garde. À travers ce corpus, il vise à mettre en évidence la richesse des rapports intertextuels et les liens du texte et de la musique dans la construction des effets comiques.
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Stanze di passione. Transtextualités liturgiques entre cantasi come et libri da compagnia (xve-xvie siècles)
Des anthologies de Gustavo Galletti établies en 1863 à la base de données de Blake Wilson publiée en 20091, les études consacrées aux cantasi come se sont multipliées au point de faire de cette tradition l’un des corpus de chants sur timbre les mieux connus et inventoriés de la période renaissante2. Volontiers opposés aux laude a modo proprio qui disposent de leur propre mélodie – opposition que devrait modérer la coexistence de ces deux expressions dans le même corpus –, ces chants dévotionnels se comptent ainsi par centaines, exploitant invariablement le même procédé depuis, au moins, la fin du xive siècle3 : la musicalisation d’un texte poétique par l’intermédiaire d’une rubrique indiquant l’incipit d’un autre texte (cantasi come) qui, à son tour, renvoie à un air que l’on peut supposer suffisamment connu pour être reproductible. Pour simple et anodin qu’il puisse paraître, ce procédé de diffusion musicale – dont l’économie de moyens explique sans doute qu’il soit l’un des plus communs et des plus répandus en Europe – implique donc une double référentialité caractérisée par une forme d’asymétrie. D’une part, la relation entre le nouveau texte et la rubrique étant explicite, elle peut facilement être perçue comme univoque, malgré les quelques cas de textes distincts partageant un même incipit. D’autre part, contrairement aux recueils de laude dont le timbre est noté comme celui de Serafino Razzi4, l’identification de la rubrique à un air est au mieux implicite. Opérant en q
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La Messe en Noël de Louis Grénon : la subversion tranquille d’un genre traditionnel ?
La découverte de cette Messe en Noël, à la fin des années quatre-vingt-dix, a ouvert un champ d’analyse intéressant puisque les œuvres de ce type, mises à part les messes pour orgue, sont très rares et réparties au long du siècle. Elle invite notamment à interroger le sens de certains emprunts, hors du corpus populaire, et pour notre part, en résonance avec le contexte politique1. Lorsque Louis Grénon (1734-1769) est nommé à la cathédrale de Clermont-Ferrand en mai 17632, il arrive de celle du Puy et ne semble pas avoir fréquenté d’autres villes depuis son départ de Saintes, mis à part deux brefs séjours à Lyon en 1760 et 1761 afin d’obtenir les grades universitaires nécessaires à la prêtrise. Sa formation intellectuelle est donc apparemment limitée, tout comme sa formation musicale, résultant en grande partie de l’usage des musiques pratiquées au Puy-en-Velay3. Pourtant, il montre des ambitions musicales puisqu’il a déjà publié quelques symphonies à Paris et composé pour la cathédrale du Puy des grands motets dans le genre à la mode au plan national, malgré les effectifs réduits dont il dispose. Messe parodique, conformément à la tradition, sa Messe en Noël, composée en décembre 1763, s’inscrit dans ce contexte de début de carrière, mais aussi dans celui plus large d’une contestation grandissante du pouvoir royal, dans une période marquée par la diffusion très large de chansons satiriques ou contestataires, écrites « sur l’air de4… ». C’est ce niveau de signification que nou
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Chansons et timbres chez Constance de Salm (1767-1845) : un remarquable exemple de féminisme musical
Constance de Salm, romancière1, poétesse et autrice de chansons, est restée longtemps méconnue de l’histoire des arts, dont elle s’avère pourtant une figure importante. Née Constance de Théis en 1767 à Nantes, elle s’illustre en son temps pour ses prises de positions féministes très avant-gardistes : elle prône l’émancipation féminine notamment par le savoir pour toutes et tous en insistant sur l’importance de la pratique et de la connaissance des arts. Constance rêve déjà d’un idéal d’égalité hommes-femmes. Elle laisse quatre tomes de publications réunissant son seul et unique roman, ses poèmes : des épîtres, des odes et les textes de quelques chansons2. Celles-ci, dont l’écoute ne se cantonne pas aux salons, vont devenir populaires. Madame Pipelet, du nom de son premier mari (qui lui vaut le surnom de la Pipelette), n’hésite pas à les interpréter sur les places ou dans les jardins publics. Constance de Théis n’accède au titre de princesse qu’après son second mariage. On la dénommera désormais Constance de Salm3. Pour l’interprétation de ses chansons durant le colloque, nous avons repris les timbres mentionnés dans La Clé du Caveau de Pierre Capelle4 mais aussi dans l’Histoire de la chanson française de Claude Duneton5. Le timbre de la première chanson que nous allons évoquer est celui de la chanson Bouton de Rose. Constance de Salm en écrit les paroles en 1781 ; elle a alors quatorze ans. Les paroles sont donc écrites sur ce qu’on appelle un timbre, c’est-à-dire une mélodie
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L’Air ne fait pas la chanson. Que ne suis-je la fougère : un timbre dans la multiplicité de ses contextes d’énonciation
Dans le cadre d’un chant énoncé « sur l’air de… », dans l’usage d’un timbre pour porter un nouveau poème, à lui seul l’air ne fait pas la chanson. Il est dépendant des résultantes de sa fusion au texte circonstanciel et des caractéristiques du contexte dans lequel il est énoncé. Par ailleurs, il ne fait pas, non plus, une chanson : de son côté, la même ligne mélodique a connu ou continue de connaître des interpellations multiples. Ainsi, l’emploi de timbres, ces petits airs de rien, relève de quantité de dynamiques d’hybridation. Ils révèlent des zones de porosité, de passage, de glissements, de flou, des traces de malléabilités. Par cette façon d’œuvrer dans le fondu-enchainé, ils réinterrogent les marquages, qu’ils soient temporels, géographiques, sociaux, mais aussi bien des catégorisations œuvrant dans les répertoires musicaux et la variété de genres qu’elles interpellent. En regard de l’air composé pour servir une cause précise, c’est la diversité des emplois et des réemplois de ce fonds de lignes mélodiques que nous souhaitons approcher. Selon Coirault « timbre s’entend de tout air, vocal ou instrumental, préexistant aux paroles qui s’y joignent pour faire morceau de chant ou former une chanson. Il indique pareillement la formule verbale, plus ou moins courte, qui désigne l’air en question, quand on veut s’y référer ou bien l’utiliser à nouveau, et qui rappe
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Airs connus et musique d’opérette dans la féerie parisienne après 1864
Jusqu’à 1864, année où est proclamée la liberté de théâtres, la féerie est obligée de faire recours à des musiques préexistantes pour la plupart de ses morceaux de chant. Cela ne l’empêche pas pourtant de renouveler constamment ses ressources musicales.La réforme de 1864 permet l’émergence d’une féerie de compositeur, dont Offenbach est l’un des représentants (mais non l’unique). La pratique des airs connus ne disparaît pas pour autant : au contraire, dans la féerie fin de siècle, la musique d’emprunt n’a pas nécessairement un statut inférieur à celui de la musique originale. Prior to the 1864 liberté des théâtres, féerie was forced to use pre-existing music for most of its vocal numbers. This, however, did not prevent it from constantly updating its musical resources.The 1864 deregulation allowed for the emergence of composerly féerie, of which Offenbach is a major exponent (though not the only one). Yet this did not entail the disappearance of airs connus: on the contrary, in fin-de-siècle féerie borrowed music was not necessarily deemed inferior to original music.
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Prose poétique et savoir initiatique des arcanes majeurs chez Pëtr Dem’janovič Ouspensky, avec une allusion à Stanislas de Guaïta et une réflexion du Père Gabriele Amorth
Au début du xxe siècle, le philosophe, mathématicien, mystique et ésotériste russe Pëtr Dem’janovič Ouspensky1 [ou Piotr Dem’ianovich Ouspensky (Uspenskij), 1878-1947] écrivit un ouvrage, Le Symbolisme du tarot2, dans lequel il présente son interprétation philosophique et métaphysique des vingt-deux arcanes majeurs3. Le présent article vise à faire connaître cette œuvre d’Ouspensky qui n’a pas reçu l’attention qu’elle mériterait au sein des études universitaires4, et vise, en outre, à introduire un autre ouvrage traitant du thème du tarot, Au seuil du mystère de l’écrivain et poète français Stanislas de Guaïta (évoqué dans Le Symbolisme du tarot), et à voir enfin le point de vue sur la cartomancie non pas d’un ésotériste mais d’un homme de l’orthodoxie chrétienne, tels que le Père Gabriele Amorth. L’ouvrage d’Ouspensky fut rédigé en 1911 (publié en 1913) et retrace l’histoire du tarot qui s’insère au sein de ce que l’auteur russe nomme « littérature occulte et symbolique5 », à savoir « la littérature qui se base sur la reconnaissance de l’existence d’un savoir caché6 ». Il parle, en effet, d’une philosophie occulte cachée dans les symboles et les nombres du tarot, présenté comme le dépositaire d’un profond savoir alchimique, astrologique, théologique et hermétique. Soulignant qu’il existe différentes typologies de tarot, Ouspensky prend en considératio
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Arcane 17, un essai de cartomancie objective
À Patrice « Il m’est impossible de considérer un tableau autrement que comme une fenêtre dont mon premier souci est de savoir sur quoi elle donne ».André Breton1 [1] « Mein Feld ist die Welt ». Dos d’un jeu de cartes.Hamburg-Amerika Linie, Hambourg, 1900-1937.Procédé d’impression photomécanique.Collection particulière. Mon champ d’action est le monde L’Exposition internationale du surréalisme en janvier-février 1938 à Paris, qui a réuni 229 œuvres de soixante participants de quatorze pays, témoigne du rayonnement planétaire du mouvement. L’été suivant, la Fédération Internationale de l’Art Révolutionnaire Indépendant (Fiari) est créée sous l’égide de Léon Trotsky et d’André Breton. Ses membres signent peu après, deux jours avant les accords de Munich, un tract intitulé « Ni de votre guerre, ni de votre paix » renvoyant dos-à-dos les « puissances pseudo démocratiques » et « l’Europe insensée des régimes totalitaires2 ». Après plusieurs mois d’une « drôle de guerre » commencée le 23 août 1939, l’armée allemande, profitant du pacte de non-agression germano-soviétique, envahit les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg puis la France. En moins de quinze jours, c’est la débâcle, puis l’Armistice, signée le 22 juin 1940. Tandis que le chef du gouvernement français, Philippe Pétain, proclame la collaboration avec le régime nazi et se dispose à lui livrer tous les opposants politiques, français ou étrangers, André Breton, tout juste démobilisé, écrit à son ami suisse Kurt Seligmann3,
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Une lecture politique des comédies de Corneille est-elle possible ?
Nous assistons à un mouvement critique de réaction contre un Corneille qui a été successivement annexé à différentes idéologies qui l’ont tiré vers des enjeux qui ne semblent plus actuels. […] Que reste-t-il alors, dans le corpus cornélien, qui soit en prise avec le théâtre contemporain ? […] Surtout, et c’est en cela que Corneille apparaît encore sur les scènes, il reste la métathéâtralité de ses comédies, teintée d’une ironie, d’un jeu et d’un aspect ludique tout en distance1. L’intérêt croissant pour les comédies de Corneille, depuis les mises en scènes des années 1990 jusqu’à leur mise au programme de l’agrégation cette année, participe, si l’on suit Christian Biet, d’un mouvement de dépolitisation des lectures du dramaturge : une prise de distance avec les lectures politiques au profit d’une réflexion sur ce que la littérature, le théâtre ou la fiction nous disent d’eux-mêmes. Est-il alors possible et pertinent de proposer une lecture politique de La Place Royale, du Menteur et de La Suite du Menteur, à l’articulation de la tradition critique qui a placé les tragédies au cœur de la lecture politique de Corneille (quitte à occulter le corpus comique) et de celle, plus récente, qui a privilégié les comédies pour construire une interprétation esthétique et dépolitisée du théâtre cornélien ? Un long débat sur les enjeux politiques
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Introduction
Préambule La coïncidence d’un programme d’agrégation de Lettres consacré aux trois dernières comédies de Corneille, La Place Royale (1634), Le Menteur (1642) et La Suite du Menteur (1644), avec la présence du Menteur au programme limitatif de l’épreuve anticipée du baccalauréat de français, invite à se pencher à nouveau frais sur ce corpus, certes étudié de longue date1, mais souvent minoré devant celui des tragédies, plus nombreuses, et plus régulièrement inscrites aux programmes des examens et concours nationaux2. C’est pourtant bien par la comédie que Pierre Corneille commence sa carrière de dramaturge, de Mélite à La Place Royale, et à laquelle il revient après les succès du Cid, d’Horace, de Cinna et de Polyeucte. Considérer la comédie avant Molière, qui emblématise à plusieurs titres la production comique du xviie siècle, permet de déplacer le regard vers un moment important de l’histoire littéraire, où se disposent les conditions de légitimation du théâtre par la régularisation des pratiques dramaturgiques et par une nouvelle hiérarchisation des genres dramatiques, sensibles en particulier dans le déclin progressif de la pastorale et de la tragi-comédie au profit de la comédie et de la tragédie, qui trouvent un nouvel essor dans les années 1630-16403. On a parfois séparé le premier massif des comédies
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La Suite du Menteur, vraie suite du Menteur ?
Sans qu’on puisse l’affirmer avec certitude, il y a fort à parier que La Suite du Menteur ait été destinée à ouvrir au théâtre du Marais la saison 1644-1645 et à répondre à l’impatience des spectateurs parisiens qui attendaient depuis plusieurs mois la fin des travaux de reconstruction du théâtre. En janvier 1644 en effet, il avait été la proie d’un terrible incendie, qui « fut vu de tout Paris » et auquel « on accourut de toutes parts », tant « l’on voyait aussi clair que le jour1 ». La création eut lieu en tout cas après le 31 octobre 1644, date de l’achevé d’imprimer du Menteur que Cliton brandit à la dernière scène de La Suite dans l’édition originale2. En concertation avec les comédiens avec lesquels il collaborait depuis près de quinze ans, Corneille avait, selon toute probabilité, cherché à exploiter avec cette pièce le succès de sa première comédie à l’espagnole et à renflouer les caisses de la troupe, considérablement entamées par les travaux et le paiement aux propriétaires des lieux du manque à gagner occasionné par la fermeture du théâtre3. Régulièrement avancée par les historiens du théâtre et, de fait, incontestable, cette explication économique ne dit rien de la genèse de la pièce et de la manière dont Corneille a conçu sa seconde adaptation d’une comedia espagnole comme une suite de la première. Les seuls propos du dramaturge relatifs à la re
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La distanciation à l’espagnole revisitée par Corneille
Introduction Nous avons hésité avant d’employer le terme de « distanciation » dans le titre de cette étude car il est anachronique. De fait, le Dictionnaire de l’Académie le définit aujourd’hui comme une « Technique théâtrale, prônée par le dramaturge allemand Bertolt Brecht1 ». Il nous a cependant semblé qu’employer le mot « distanciation » permettait une approche plus riche des phénomènes de prise de distance par rapport à la scène que celui de méta-théâtre, qui suppose que l’on parle ouvertement de théâtre sur scène. En particulier, il permet d’inclure les remarques par lesquelles un personnage, en cessant d’adhérer à son rôle, recherche une connivence avec le public, sans toutefois s’adresser directement à lui, ou bien incite à ne plus adhérer au rôle d’un autre personnage ; il permet aussi d’inclure dans la prise de distance la structure même d’une représentation, car celle des comedias compte des ruptures qui font réfléchir, et d’inclure également les brusques changements de registre ; enfin il autorise à inclure les parodies qui ne disent pas leur nom et qui, en elles-mêmes, dénoncent des techniques dramatiques. Depuis une cinquantaine d’années, quand les critiques espagnols parlent du théâtre du Siècle d’or, ils parlent volontiers aussi de distanciamiento. Au xviie siècle, dans l’opération française de diabolisation du théâtre espagnol, on a surtout retenu deux éléments du Nouvel art dramatique pour notre temps, que Lope de Vega, le premier, le plus prolifique, et le
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L’éloquence du style naïf : quand la tirade comique se fait rhétorique
Malgré toutes les difficultés que l’on rencontre à déceler des continuités stylistiques entre les comédies de Corneille au programme de l’agrégation de 2025, il faut leur reconnaître un invariant, celui de représenter le style d’une conversation dite « naturelle », minorant l’usage de la pointe et évitant de verser dans la lourdeur de la déclamation, procédés rhétoriques qui pourtant assuraient le succès des pièces produites dans les années 1620-1630 (Rotrou, Hardy, etc.). En effet, à l’occasion de la réédition de 1660, Corneille qualifie ainsi l’écriture de sa première comédie, Mélite, dans l’Examen de la pièce : « La nouveauté de ce genre de Comédie, dont il n’y a point d’exemple en aucune Langue, et le style naïf, qui faisait une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit1. » En dépit de la maturité du regard posé par l’auteur sur son œuvre de jeunesse, ce jugement souligne une véritable ambition de marquer le style comique par la promotion d’« une façon d’écrire simple et familière2 ». Il n’y a donc rien d’évident à prétendre appliquer un regard rhétorique sur les tirades et dialogues comiques, car rappelons-le, la rhétorique ne pense qu’en termes de logique et de dispositif et si elle vise parfois la mise en œuvre d’un discours aux aspects naturels, elle ne le fait q
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Avant-propos
L’affaire semble entendue : Pygmalion, personnage masculin créateur, sculpte dans la pierre une femme à son désir comme Geppetto1 sculpte dans le bois un enfant souhaité ou accidentel, âprement voulu et un peu redouté aussi : au sculpteur sa création, sa muse, sa femme, au marionnettiste son rejeton, son petit garçon, son prolongement. Dans la lecture communément admise, Galatée, créature féminine supposément passive, est la métaphore idéale convoquée par les arts, la littérature et la critique2 pour figurer la toute-puissance du génie masculin, d’ailleurs seul concevable. En retour aujourd’hui, Galatée figure toute situation de minoration, d’emprise, d’invisibilisation de la création féminine, de toute façon impossible : l’homme crée, la femme est créée (par l’homme). Dans Les Métamorphoses d’Ovide, livre X, où apparait pour la première fois Pygmalion (tandis que Galatée n’est pas nommée, « Il la nomme la fidèle compagne de son lit. »), c’est pourtant bien Vénus qui anime la statue et non le sculpteur, transi d’un désir auquel la déesse de l’amour répond. Ce sont les suppliques, les prières d’un homme qui ne parvient pas à animer sa statue qui déterminent Vénus à rendre vivant l’objet d’ivoire. La particularité de l’histoire de Pygmalion est que sa statue n’y imite rien (ni personne). Elle et le fruit de son imagination et de son « art » et la femme que les dieux lui donnent comme épouse est un être étrange, un artefact doué d’âme et de corps – mais néanmoins, un fantasme.
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Libération de Galathée
La revanche de Galathée ? Nous voudrions interroger l’idée même d’une « revanche de Galathée » qui est proposée à l’étude dans ce dossier, en revenant sur quelques développements importants que connaît le mythe de Pygmalion dans l’histoire culturelle européenne depuis Ovide. Nous ne débattrons pas du problème moral que pose l’idée de revanche, par laquelle une violence initiale est reconduite sans être solutionnée. Briser le cercle de la violence n’est pas toujours possible, même si c’est moralement souhaitable. Ce qui est proposé à l’étude ici, c’est le rapport entre l’artiste et son œuvre tel qu’on peut le penser à travers le mythe de Pygmalion. Cette fable a fonctionné comme un modèle pour la création esthétique et littéraire dans la pensée de l’art occidentale, qui se voit aujourd’hui remis en question. Mais pourquoi Galathée devrait-elle se venger, et de quelle souffrance l’amour de Pygmalion est-il coupable ? La tradition esthétique qui est réévaluée ici est plus exactement celle qui présente la création dans une perspective de domination : l’artiste créateur est un homme auquel la statue-femme doit son existence, ce qui placerait celle-ci dans un rapport de conformité à son désir, et dès lors d’infériorité par rapport à son créateur. La dénonciation de cette idéologie de domination masculine est devenue
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La renaissance féministe de Galatée dans Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes
Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes : genèse d’un projet(Cassandre Martigny) Le Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes (Éditions iXe, 2023) est né au sein du collectif féministe Les Jaseuses [https://lesjaseuses.hypotheses.org/les-jaseuses], fondé en 2019, qui regroupe des chercheur·ses, des professeur·es, des artistes et journalistes partageant le désir d’explorer des manières novatrices, des façons plurielles de faire de la recherche et de diffuser les connaissances. L’ouvrage est un exemple de cette pratique puisqu’il entremêle recherche et création afin de faire connaître auprès d’un large public les études de genre et études queer ainsi que les travaux autour de la réception des mythes. Il est codirigé par huit membres des Jaseuses – Manon Berthier, Caroline Dejoie, Marys Renné Hertiman, Mathilde Leïchlé, Anna Levy, Suzel Meyer, Maud Plantec Villeneuve et Cassandre Martigny, mais réunit en tout 55 personnes engagées dans la recherche et la création et qui n’appartiennent pas toutes au collectif. « Brouillon pour » ? Le titre du livre a été choisi en hommage au Brouillon pour un dictionnaire des amantes de Monique Wittig et Sande Zeig1 (1976) afin de rappeler que les réflexions proposées dans cet ouvrage sont en mouvement, en devenir permanent, et qu’elles
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