Juliette Drouet


16
16 août [1844], vendredi, midi ¼
Bonjour, mon Toto bien-aimé, bonjour, mon adoré petit homme. Bonjour toi, comment que ça va aujourd'hui ? Je ne te demande pas quand je te verrai parce qu'il est probable que tu auras encore des aventures aujourd'hui et que tu ne viendras que juste le temps nécessaire pour que je voie que tu n'es pas mort. Donc je me résigne tant bien que mal à mon AIMABLE sort.
J'ai enfin trouvé la quittance d'octobre 1839. Maintenant il n'y a plus de ce côté là de solution de continuité. Seulement, comme il faut tout prévoir, il faudra que je fasse rechercher par Claire toutes les quittances de la petite chambre au nom de M. [Pain ?]. Ce ne sera pas une petite besogne et je crains même qu'il n'y en ait de perduesa ; car, jusqu'ici, je n'avais pas attaché d'importance à ces suppléments de quittances. Enfin nous verrons. Je viens d'envoyer chez le bijoutier faire peser les deux timbalesb : celle de mon père pèse 22 F. 10 sous et celle de Mme Pierceau 28 F. 10 sous. Le couvercle, d'après cettec estimation devra peser 10 F. 14 sous, ce dont je ne doute pas car il est très fort et très lourd. Voilà, mon Toto chéri, le résultat de mes informations. En attendant que tu viennes, je m'occupe à ces petits détails intérieurs qui me font passer le temps tant bien que mal. Mais, tout cela ne fait pas que je sois très heureuse et très joyeuse. Il s'en faut bien, mon cher petit homme, toi seul au monde peuxd me donner le bonheur et la joie. Il suffit que je te voie, il suffit d'un baiser de ta bouche ravissante. Je t'aime trop.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 57-58
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « perdue ».
b) « timballes ».
c) « cet ».
d) « peut ».
16 août [1844], vendredi soir, 4 h. ¾
Tu vois bien que c'est toujours à mon tour d'attendre, mon doux bien-aimé, tandis que les autres attrapent encore souvent des bonnes petites aubaines. Aujourd'hui, peut-être, tu auras assisté à la distribution du prix de la pension ? Je sais bien que c'est encore là un devoir, mais, est-ce que tu ne pourrais pas, chemin faisant, monter me voir une petite minute ? À quoi sert, mon Dieu, que je demeure aussi près de toi puisque ce voisinage ne te faita pas venir ni plus souvent ni plus tôt ? Je voudrais, mon Toto, enfoncer ma tristesse bien au fond de mon cœur ; mais, tous mes efforts ne peuvent y parvenir. Je suis triste de ne pas te voir et il faut que je te le dise. Je souffre de ton absence et il faut que je te le dise. Je t'aime trop et je m'en plains à toi comme s'il dépendait de toi de l'empêcher. Enfin, je te désire de toutes mes forces et je n'ai pas l'espoir de voir mon désir satisfait de si tôt. Tout cela n'est rien moins que gai et ne constitue pas une vie pleine de charme.
Jour Toto, jour mon cher petit o. Jour mon adoré, je voudrais bien être au diable et que vous y fussiez avec moi. Mon Victor adoré, si tu m'aimes, si tu penses à moi et si tu me regrettes, je n'ai pas le droit de me plaindre et je suis la plus heureuse des femmes. Toi seul, tu sais si toutes ces conditions d'amour et de bonheur existent. Moi, je t'aime sans aucun mélange des choses de ce monde. Tu ne peux pas en douter et tu n'en doutes pas, n'est-ce pas mon adoré ?
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 59-60
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « fais ».
15
15 août [1844], jeudi matin, 10 h. ¼
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour, mon adoré petit Toto, bonjour, mon cher petit distrait. Tu as encore oublié de baigner tes pauvres yeux cette nuit. Si j'avais pu te porter ton eau dans la rue, je l'aurais fait sans hésiter. Tu ne peux pas t'imaginer à quel point j'ai été contrariée quand je me suis aperçue que tu ne t'étais pas lavéa les yeux avant de t'en aller. Comment vont-ils ce matin, mon adoré ? Comment va ton rhume de cerveau ? Hier tu ne pouvais plus respirer. Je voudrais bien savoir aujourd'hui si tu vas mieux. Du reste, voilà encore un temps abominable. Il faut bien t'en défier et tâcher de n'avoir pas les pieds mouillés, ce qui n'est pas chose facile avec les trombes d'eau qui tombent à chaque instant.
Je m'apprête à passer encore une triste journée aujourd'hui. Car évidemment tu travailleras, mon pauvre bien-aimé, et tu ne pourras pas venir me voir plus qu'hier. Je ferai tout ce que je pourrai pour ne pas me laisser aller à mes idées noires mais j'ai bien peur de ne pas y réussir. Je sens déjà que cela me monte, me monte et s'arrête sur ma poitrine, comme la fameuse pâte ferme [1]] du non moins fameux Potier de drolatiqueb mémoire. Enfin, je ferai ce que je pourrai et tu ne feras pas attention à ma tristesse d'ailleurs, puisque tu sais d'où elle vient et que c'est par excès d'amour que je suis si maussade. Cela dit, mon Toto, je t'aime, je pense à toi, je t'attends, je te désire et je t'adore. Tâche de venir un petit moment dans la journée. Tu me donneras du courage et de la résignation pour le reste du temps.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 53-54
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « laver ».
b) « drolatisque ».
15 août [1844], jeudi après-midi, 4 h. ½
Je ne peux que te répéter toujours la même antienne, mon Toto, car je ne saurais rien trouver de plus drôle ni de plus nouveau pour le quart d'heure. D'ailleurs, c'est un peu ta faute car tu m'as vouée à l'isolement et à la détention perpétuelle et le diable m'a vouée à l'amour sans fin et sans relâche. Aussi, je t'aime à mort et je m'ennuie à perpétuité. Toi, pendant ce temps-là, tu mènes la triste vie d'un homme accablé de dîners en ville, de soirées à la cour de Louis-Philippe, de musique de Mme Mennecheta, méthode de M. Chopin, de polka à domicile et autres abominations toutes plus fatigantesb, plus ennuyeuses et plus horribles les unes que les autres. Je te plains, mon cher amour, et pour peu que tu m'en pries, je pousserais d'affreux cris. Moi, comme dans un duo d'opéra, peu comique, j'ai la volupté de rincer des torchons à tisanec, le plaisir ineffable de secouer la poussière de mes rideaux, le divertissement échevelé de faire la pâtée de Fouyou et autres amusements tous plus poétiques et plus charmants les uns que les autres. Aussi, est-ce moi qui me plains, comme c'est dans l'ordre, de l'injustice du sort et de la monotonie de ma vie : quelle injustice !!!!!!!!!!d
Il faut absolument que je change ce système ridicule et que je garde mes soupirs et mes doléances pour votre service particulier et que je me livre, personnellement, à la joie, à la boustifaillee et à la danse.
Jour Toto, jour mon cher petit o. Ce gribouillis, vous ne vous en doutez peut-être pas, a la prétention d'être HORRIBLEMENT SARDONIQUE et SPIRITUELLEMENT MÉCHANT. Quel FOUR !!!! Malheureusement, je suis trop bête pour être dangereuse.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 55-56
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « Ménéchet »
b) « fatiguante ».
c) « tisanne ».
d) Les dix points d'exclamation courent jusqu'au bout de la ligne.
e) « boustifailles ».
[1] Allusion à une scène mémorable du vaudeville en un acte Le Conscrit, de Merle, Simonnin et Ferdinand [Laloue], créé à la Porte-Saint-Martin le 20 novembre 1823. Le célèbre comique Potier y jouait le rôle de Jacques, garçon de ferme amoureux de la jeune Marie. À la scène 7, il se repend de la maladresse qu'il vient de commettre (en se réjouissant de la conscription de son rival, dont Marie est amoureuse, il l'a involontairement fait pleurer) : « d'puis que j'y ons fait c'te peine-là, j'ons sur l'estomac comme un poids de cent livres… avec ça que j'ons mangé d'la galette toute chaude à c'matin ! gny a rien qui fasse autant d'mal comme d'avoir sur la conscience une mauvaise action, et de la pâte ferme ! aussi j'réparerai ma faute ! je l'jurons ! foi d'Jacques, que je la réparerai !… et pas plus tard que bientôt !… ». (Quoy, 1823, p. 15.) C'est aussi par excès d'amour que Juliette Drouet craint d'être maladroite auprès de Hugo [Remerciements à Roxane Martin et Sylviane Robardey-Eppstein.
14
14 août [1844], mercredi matin, 9 h. ¼
Bonjour, mon petit Toto bien aimé, bonjour, mon cher amour, bonjour mon cher petit gendarme, comment vas ton bon rhume de cerveau ? Il est probable que j'attendrai longtemps de ses nouvelles, si, comme cela est certain, tu assistesa à la distribution des prix du collège aujourd'hui. Il ne faut rien moins que les lauriers de ces petits goistapious pour que je me résigne à mon affreux sort.
Voici des nouvelles toutes chaudes du rez-de-chaussée en question : un salon, une salle à manger, une chambre à coucher, une cuisine, et une soupente pour la domestique, un petit jardin à fleurs et à fruits et huit-cents francs de loyer !!!!!!!!!b
Hélas ! Hélas ! Hélas ! Hélas ! Pourquoi faut-il que nous soyons cloués ici pour six mois ? Sans cela, je t'aurais supplié de me donner ce petit jardin, c'est-à-dire l'air et la santé. Enfin, c'est impossible, n'en parlons plus.
Je voudrais bien te voir, mon cher bien-aimé, cela me mettraitc de la joie dans le cœur pour toute la journée. Je suis déjà triste et découragée par la crainte de ne pas te voir. S'il faut que tu ne viennesd pas avant ce soir, je ne sais pas ce que je deviendrai. Quand ma journée n'est pas coupée par un éclair de bonheur, elle me paraît mortellement longue et affreusement triste. Depuis plus de onze ans c'est comme cela. Je ne peux pas m'habituer à être heureuse sans te voir, ce n'est pas ma faute. Mon Dieu que je voudrais entendre mamzelle Dédé sur le piano ! Mais je crois que j'aimerais encore mieux que sa maîtresse improvisée [1] n'existât pas ou qu'elle eût l'âge heureux de 75 ans. Je n'aime pas à voir les femmes plus jeunes s'introduire chez vous, sous des prétextes variés, mais dans le seul but de vous débaucher. Que cette virtuose d'un nouveau genre y prenne garde car je lui donnerai une sérénade de coups de trique sur le dos et des nocturnes de manche à balai sur les épaules et tout cela outre mesure. Baisez-moi, vous, et soyez-moi fidèle ou je vous tue.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 49-50
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « assiste ».
b) Les point d'exclamation courent jusqu'au bout de la ligne.
c) « mettrais ».
d) « vienne ».
14 août [1844], mercredi soir, 6 h. ¼
Je ferais peut-être mieux, mon Toto, de ne pas t'écrire ce gribouillis car je dois t'excéder en te disant toujours la même chose. Malheureusement, je suis de l'école de Richi : je ne sais pas assez écrire pour écrire pour le plaisir d'écrire. Je t'écris parce que je t'aime, parce que tu n'es pas là, parce que je souffre de ton absence et parce qu'il me semble que je me soulage en t'écrivant toutes les tendresses qui me passent par la tête et que je ne peux pas exhalera en caresses et en baisers. Cependant, je sens que, occupé comme tu l'es, cela doit te fatiguer et t'ennuyerb horriblement. Si tu voulais, seulement pendant le temps où tu travailles sérieusement, je ne t'écrirais pas. Cela te reposerait d'autant et je n'aurais pas dans le cœur le remords de te tourmenter et de t'obséder inutilement. Quant à moi, la chose me regarde. J'écrirais pour moi autant de fois que je le voudrais, avec l'immense avantage de ne pas me lire. J'écrirais pour me faire illusion et pour avoir l'occasion et le prétexte de te baiser à toutes les pattes de mouchec qui sortiraient de ma plume. Mais je te le répète, je ne me lirais pasd, supplice auquel tu t'es condamné depuis trop longtemps et que je te supplie de faire cesser.
Tu avais l'air fatigué et impatienté tantôt, mon adoré. Je m'en suis rendue compte parce que tu travailles trop et que tu es trop entouré, trop recherché et trop admiré. Aujourd'hui, entre autres, tu en as fait l'expérience. Je te plains parce qu'en vérité c'est trop de la moitié de toute cette fatigue. J'aurais voulu t'épargner cette dernière en ne t'écrivant pas mais j'ai craint que tu n'interprètes mal ma sollicitude et je me suis risquée. Ai-je bien fait, mon maître ? Quel métier veux-tu être ? Je voudrais être aimée de toi et n'avoir pas d'autre état.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 51-52
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « exaler ».
b) « ennuier ».
c) « mouches ».
d) Les mots sont soulignés un à un et non d'un seul trait comme Juliette le fait la plupart du temps.
13
13 août [1844], mardi soir, 9 h. ¼
Je ne t'avais pas encore écrit, mon Toto adoré, quand tu es venu. La visite de la mère Lanvin en a été en partie la cause. La pauvre femme était venue me dire que [la place ? le plan ?] de son mari n'avait pas réussi, sans qu'il y ait eu mauvaise volonté de part et d'autre. Du reste, on lui a promis de s'intéresser à lui, ce qui lui a remonté un peu le courage.
Mais ce n'est pas tout cela que je voulais te dire. Je veux te dire que je t'aime, que tu es mon pauvre bien-aimé, doux, généreux et charmant. Je ne te remercie pas, je t'aime. Je ne t'adore pas, je t'aime. Je ne suis pas reconnaissante, je t'aime. Je t'aime, je t'aime, je t'aime. Je ne te donnerai pas ma guipure, mais je te donnerai ma vie quand tu voudrais, et même sans que tu le veuilles. Je t'aime.
Comment vont tes pauvres yeux ce soir, mon doux aimé, comment vont-ils ? Je voudrais que tu viennes tout de suite les baigner et les rafraîchira dans ton eau de pavots. En même temps, je te verrais et je serais bien heureuse. Quand tu es auprès de moi, je ne désire plus rien, je suis la plus heureuse et la plus joyeuse des femmes. Quand donc commencerai-je à copier ? Tu m'avais promis que ce serait pour bientôt et je ne vois pas le plus petit morceau de manuscrit reluire à l'horizon. Cependant, mon pauvre petit cheval, tu travailles sans cesse jour et nuit ? J'espère que tu ne donnes pas la préférence à d'autre ? Ce serait une injustice et une méchanceté féroce que de me priver du seul plaisir que je puisse avoir loin de toi. N'est-ce pas que tu ne ferais pas cela ? J'y compte comme sur le bon Dieu et j'attends, sinonb avec patience, du moins avec confiance, le moment où tu pourras me donner cette joie.
Il y a eu aujourd'hui un an jour pour jour que nous sommes rentrés en France, mon cher adoré. J'y ai pensé toute la journée. Je revoyais tous les buissons de la route, le moindre petit incident du voyage. Je sentais comme si je l'avais encore tenue, toutes les étreintes de ta chère petite main adorée. Je pourrais dire, à un million de baisers près, combien je t'en ai donné ce jour là. Hélas ! mon Dieu, pourquoi faut-il que des journées si splendides soient suivies de journées si malheureuses et si désespérées ? [1]
Mon Victor, mon adoré, mon doux et triste bien-aimé, je baise tes yeux pour les rafraîchira, ta bouche pour en aspirer tous les soupirs, ton cœur pour en ôter toute l'amertume et tout le désespoir. Tu es mon pauvre martyr que je vénère, que j'admire et que j'adore. Sois béni et consolé dans tous ceux que tu aimes.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 47-48
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « raffraîchir ».
b) « Si non ».
c) « raffraîchir ».
[1] Le voyage en Espagne de l'année précédente s'était achevé par la nouvelle terrible de la mort de Léopoldine.
12
12 août [1844], lundi midi
J'ai eu les menuisiers encore ce matin, mon adoré, pour les fameux volets. Je voudrais les voir posés pour être débarrassée de leur auguste présence. Déjà, j'avais eu la visite de Lanvin à qui j'ai expliqué, à peu près, ce que lui voulait Mme Luthereau. Il ne m'a pas paru très pressé d'accepter la chose en question à cause d'une certaine mise en page qu'il ne voudrait pas lâcher. Cela le regarde. Du reste, il doit savoir mieux que personne ce qui lui convient.
Ma pauvre péronnelle [1] est repartie jusqu'aux vacances qu'elle attend, je suis sûre, avec bien de l'impatience. J'ai reçu une lettre de Brest qui me mande de bonnes nouvelles de toute la famille, sans en excepter Monsieur le principal à qui son frère a écrit que tu t'intéressais vivement à son avancement [2]. Voilà, mon amour, les grandes nouvelles extérieures et intérieures d'aujourd'hui. Ah ! J'oubliais un flacon d'esprit de fourmi (qui est-cea qui se douterait qu'un si petit animal a de l'esprit à revendre) qui coûte 3 F. Eulalie, lassée de m'entendre hurler le mal de tête sur tous les tons, s'est avisée de passer à la pharmacie anglaise et de m'acheter ce flacon. J'en suis bien aise, car, si par hasard ce remède pouvait me soulager, ce serait le plus grand service qu'on aurait pu me rendre. Service que je rendrai à ma pauvre Péronnelle et à tant d'autres personnes en proie au même mal.
Je t'aime, mon Victor adoré. Je t'aime, mon doux, mon ravissant petit Pécopin [3]. Je t'aime, mais tu me laisses trop filer…… le parfait amour toute seule [4]. C'est monotone à la fin.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 43-44
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « qu'est-ce ».
12 août [1844], lundi soir, 5 h. ½
Mon cher petit bien-aimé, si tu m'aimes, si tu m'es bien fidèle et si tu songes à revenir bien vite auprès de moi, je suis la plus heureuse des femmes. Mais… aussi, si tu ne m'aimes pas, je suis la plus malheureuse et la plus misérable des Juju. C'est à quoi je pense dès que tu tardes trop à revenir, c'est à dire à peu près depuis un bout de l'année jusqu'à l'autre et vingt-trois heures trois quarts sur vingt-quatre. Ça n'est pas très gai, comme tu vois, et cela a de plus l'inconvénient de t'ennuyera supérieurement, j'en suis sûre.
Je voudrais bien changer de régime pendant seulement un jour ou deux. Tu vois que je ne suis pas très exigeante, et tu devrais tâcher, pour la rareté du fait, de me donner ce que je désire de toute mon âme ; au moins pendant douze heures, montre en main.
Je n'ai pas encore uséb de l'esprit de fourmi [5]. Je crains que cela ne fasse du tort au mien esprit de rivalité, comme tu vois. Non, mais sérieusement, je n'en ai pas eu besoin. Mon mal de tête s'est dissipé toute seul. Peut-être suffit-il d'avoir un flacon de cet éther d'un nouveau genre pour asphyxier tous les maux de tête d'une Juju quelconque. Nous verrons cela à l'user. En attendant, je me sens très bien et je vous aime comme trois cent mille éléphants. Baisez-moi et tâchez de venir bien vite et je serai bien heureuse.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 45-46
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « ennuier ».
b) « user ».
[2] Il est ici question de Louis Koch, le beau-frère de Juliette Drouet.
[3] Héros de la Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour, vingt-et-unième lettre du Rhin.
[4] Fiancée au beau chasseur Pécopin, Bauldour passe le plus clair de ses journées à filer en attendant son fiancé parti à la chasse.
[5] Dans la lettre précédente, Juliette évoque « un flacon d'esprit de fourmi » qu'est allée quérir Eulalie pour soulager les maux de tête persistants de Juliette.
11
11 août [1844], dimanche matin, 9 h. ¾
Bonjour, mon bon petit Toto chéri, bonjour, mon cher bien-aimé adoré, bonjour. Comment que ça va ce matin ? Moi je vais bien. Je t'aime de toute mon âme. Il fait un temps ravissant et je serais bien heureuse d'être avec toi au milieu d'un champ ou sur le plus ZAUT de la plus ZAUTE montagne. Hélas ! Nous n'y sommes pas, tant s'en faut, et je n'ose même pas espérer la plus petite promenade SUR LE MOINS ZAUT des Montfaucon. Aujourd'hui je vais rester avec ma grande fillette toute la journée. Je ne me plains pas, au contraire, mais je serais bien plus heureuse si je t'avais là auprès de moi. Ça n'est pas défendu de sentir et de comprendre son bonheur comme cela, n'est-ce pas mon Toto ? Baise-moi, mon beau, mon toujours plus adoré Toto, je t'aime.
Clairette fera un très joli petit sac à Mlle Dédé. Si elle n'est pas contente, ce ne sera pas de notre faute. Je lui aurais volontiers donné le mien, mais je lui aurais fait de la peine à cette pauvre grande péronnelle. Aussi, je me suis abstenue. D'ailleurs, je crois qu'elle a des intentions particulières à l'endroit de ce petit sac. Il faut donc la laisser à ses inspirations.
Jour Toto, jour mon cher petit o. Papa est bien i, mais je ne veux pas qu'il demande des nouvelles des T T de Mme Marre. Taisez-vous, vilain. Que je vous vois dire ça, et je vous fiche des coups.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 39-40
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
11 août [1844], dimanche soir, 10 h. ¼
Mon cher petit bien-aimé, qu'est-ce qu'ila faut que je vous dise pour ne pas vous dire ce que je sens d'indignation, de fureur, de regret et de chagrin depuis que vous êtes parti ? C'est donc bien vrai que vous ne m'aimez pas puisque vous n'êtes pas revenu après avoir pris le temps seulement de baigner vos yeux ? Je suis triste au fond du cœur, mon cher bien-aimé : je te le dis doucement pour ne pas t'impatienter ou t'attrister toi-même dans le cas où tu aurais travailléb et dans le cas, peu probable, où tu m'aimerais comme autrefois.
J'ai eu la jeune Clémentine [1] à dîner à la place de Joséphine ce soir, et après le dîner je leur ai lu la Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour [2]. Claire la connaissait depuis longtemps, ce qui ne l'a pas empêchée de rire comme une folle tout le temps de la lecture. Quant à Clémentine, elle était éblouie et ravie tout à la fois. Moi seule j'étais triste dans le fond de l'âme et je faisais de douloureux rapprochements entre ma situation et celle de cette pauvre Bauldour [3]. Je ne sais pas si vous faites la chasse : à l'aigle, au milan, au vautour, mais je suis de l'avis qu'il vaudrait mieux la faire au doux oiseau d'amour [4]. Un temps viendra, qui n'est pas très éloigné, où vous regretterez de n'avoir pas employéc votre jeunesse, votre beauté et mon amour à être le plus heureux des hommes et à me faire la plus heureuse des femmes.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 41-42
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « qui ».
b) « travailler ».
c) « emploié ».
[1] À identifier.
[2] La Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour est la vingt-et-unième lettre du Rhin, volume rassemblant plusieurs lettres de voyage.
[3] Fiancée au beau chasseur Pécopin, Bauldour passe le plus clair de ses journées à attendre son fiancé tandis que celui-ci est à la chasse. Alors que les noces approches, Pécopin se voit enrôler pour un long voyage qui durera plus de cent ans.
[4] Écho à ce passage de la légende : « LE CORBEAU : Tu fis la chasse à l'aigle, au milan, au vautour, / LA PIE : Mieux eût valu la faire au doux oiseau d'amour ! ».
10
10 août [1844], samedi soir, 6 h. ½
Vous êtes allé à la poste hériter, mais vous n'irez pas à la postérité, c'est moi qui vous barrerai le chemin, vous pouvez y compter. Pour un homme qui est le plus fort, c'est bien mesquin ce que vous faites là envers une faible femme. Taisez-vous et comptez sur ma guipure, sur une pipe, et sur des bas rouges. Voime, voime, je vous donnerai tout cela en cas d'eau, un jour qu'il fera beau. Ia, ia, monsire, matame [1].
Jour Toto, jour mon cher petit o. Je ne vous en veux pas. Je vous approuve au contraire d'avoir de la raison pour nous deux. Je vous en remercie et je vous aime.
Jour cher petit bien-aimé, je suis bien heureuse. Je t'ai vu, j'ai passé une bonne partie de la journée avec toi. Je suis heureuse, heureuse, heureuse. Si tu viens de bonne heure ce soir, je te fais grâce à tout jamais du verre à patte [2]. Voillàa comme je suis, moi, quand on fait ma vollontéa !
Clairette ne vient pas vite. Je suis sûre qu'elle aura voulu attendre son père qui ne sera pas venu à son atelier. Enfin, la pauvre enfant, elle doit voir que je fais tout ce que je peux pour lui donner cette satisfaction. Malheureusement, son père ne s'y prête pas du tout. Je vais la voir tout à l'heure probablement très triste et très crottée. Chaque fois qu'elle revient de chez son père et qu'elle ne l'a pas trouvé, elle est très malheureuse. Il est impossible d'aimer plus un père moins aimable. Enfin, l'amour quel qu'il soit, est aveugle. En voilà bien une preuve.
Je ne dis pas cela pour moi, parce que je ne vous aime pas d'amour, moi. Je vous aime autrement et mieux que ça. Je vous aime à ma façon à moi qui vaut mieux que celle de tout le monde. Aussi, je ne suis pas si bête de fermer les yeux. Je les ouvre au contraire tout grandsb afin de ne pas perdre un seul de vos avantages. Je veux voir vos beaux cheveux, si fins, vos beaux yeux, si doux, votre joli nez, si bien modelé, votre ravissante petite bouche rose, vos dents éblouissantes et bien autres choses encore que l'espace ne me permet pas d'énumérer. Je vous adore. Je vous baise et rebaise de toutes mes forces.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 37-38
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
[Souchon, Massin]
a) La consonne est volontairement doublée.
b) « grand ».
[1] Imitation de l'accent allemand pour « oui, oui, monsieur, madame ».
[2] Le manuscrit comporte le dessin d'un verre à pied surmonté d'une sorte de capuchon.
9
9 août [1844], vendredi matin, 10 h. ¾
Bonjour, mon Toto adoré, bonjour, mon cher amour bien aimé, bonjour toi. Comment vas-tu ce matin ? Moi j'irais très bien, on ne peut pas mieux, si je vous voyais. Mais je ne vous vois pas, voilà ce qui m'indispose depuis un bout de l'année jusqu'à l'autre. Je finirai par m'en aller à l'île Bourbon [1], vous verrez cela. Je vous laisseraia faire de la CHIROMANCIE à votre aise et du [DAUMIER ?] [2] indéfiniment. Je suis lasse de vous attendre et de vous désirer dans le désert. Taisez-vous, vilain. Si vous m'aimiez, vous sauriez bien venir plus tôt que ça. Taisez-vous ! Et cette fameuse promenade à Villeneuve-Saint-Georges ? Voilà déjà quatre semaines d'écoulées depuis que vous m'avez fait cette promesse pour tout de suite, et je suis, encore en attendant, hélas ! c'est toujours comme cela. Aussi, j'aimerais mieux une bonne giffe de toi, bien appliquée, qu'une promesse, quelque bien faite qu'elle soit.
J'aurai bientôt ma fille en vacances, ce qui te sera un très bon prétexte pour ajourner cette petite culotte à l'année prochaine, n'est-ce pas que ce sera ainsi ? Je m'y attends et n'en serai pas moins désappointée et moins triste pour cela. Je t'aime trop, voilà le malheur. Si je t'aimais moins, j'attacherais moins de prix à être avec toi et tout serait pour le mieux. Je ne te tourmenterais pas et tu serais très content, n'est-ce pas mon Toto ? Il faudra que je me corrige de ce vilain défaut-là.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 33-34
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « laisserez ».
9 août [1844], vendredi après-midi, 4 h. ½
Je ne sais plus à quel saint me vouer, mon Toto, pour te faire venir. Je sais que tu travailles, mon pauvre bien-aimé, aussi n'est-ce pas de l'humeur que j'éprouve, mais du regret et de la tristesse en veux-tu en voilà. J'ai un mal de tête fou, je ne sais où me mettre tant je souffre. C'est à peu près tous les jours la même chose, un peu plus, un peu moins, mais aujourd'hui, c'est le tour du plus extrêmement plus.
J'ai écrit tantôt à Mme Luthereau en lui envoyant les deux lettres que tu as eu la bonté d'écrire pour son fils. J'espère que cela lui fera plaisir et lui suffira comme bouquet de fête pour cette fois-ci. Pendant que j'y pense, mon adoré, il faut que je te dise que c'est demain le 10, le jour de Granger [3]. Il est vrai que lorsque tu liras ce gribouillis, il ne sera plus temps de me donner l'argent pour lui, dans le cas où je n'aurais pas pensé à te le dire à toi-même. Enfin, il en sera quitte pour revenir, voilà tout. Je ne suis pas plus sensible que ça à son endroit.
J'ai un affreux orgue qui a la barbarie de me jouer des airs depuis une heure sous ma croisée. Si je pouvais, je lui viderais le fameux pot que vous savez sur le nez, d'après l'avis d'un académicien [de ?] mes amis. Mais, hélas ! le mien est vide. Je ne peux que souffrir et me taire en murmurant et en enrageant de tout mon cœur. Je t'aime, toi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 35-36
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
[1] L'île Bourbon désigne à l'époque l'île de la Réunion.
[2] S'il s'agit bien ici de Daumier, le lien avec la chiromancie reste à élucider. On peut néanmoins mentionner la lithographie que l'artiste réalisera en 1860 sous le nom de La chiromancie, nouveau passe-temps des bons parisiens.
[3] S'agit-il de Jean-Pierre Granger, peintre et pianiste de renom, père de Mme Meurice ?
8
8 août [1844], jeudi matin, 9 h. ½
Bonjour, mon Toto adoré, bonjour, mon cher bien-aimé. Bonjour ma vie, bonjour mon âme, mon tout, bonjour. Je baise tes yeux, ta bouche, tes mains, tes pieds. Je t'adore.
Quelle bonne petite soirée nous avons passée ensemble hier ! Quel bonheur d'être avec toi, mon bel ange, mon Victor, mon ravissant petit homme, mon amant adoré ! Laisse-moi te le dire à ma façon. Vois-tu, ce qui manque à mon style, je le remplace par des baisers et par de l'amour. Je ne m'occupe de rien en t'écrivant ce gribouillis que de t'aimer et de te le dire le plus de fois possiblea. Je ne m'amuse pas à chercher l'impossible, mais je prends aveuglément dans mon cœur, parce que je suis sûre de n'en tirer que de l'amour le plus pur, le plus dévoué, le plus tendre et le plus passionné du monde. Mon Victor, tu es beau, je t'aime, je t'aime. Depuis bientôt douze ans tu es ma vie et ma joie. Rien n'a altéréb ni diminuéc cet amour ineffable. Tout, au contraire, l'a augmenté : ta beauté, ta bonté, ta douceur, ta noblesse, tout est divin en toi. Je t'adore, mon Victor. Je t'aime, mon sublime, mon très glorieux homme. Je baise tes pieds.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 29-30
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
[Souchon]
a) « possibles ».
b) « altérer ».
c) « diminuer ».
8 août [1844], jeudi soir, 10 h.
Mon cher petit bien-aimé, il ne t'est rien arrivé de fâcheux, n'est-ce pas ? J'ai toujours peur, quand je ne te vois pas, qu'il ne te soit arrivé quelque chose, à toi ou aux tiens.
Je n'ose pas t'accuser avant de t'avoir vu, dans la crainte d'être injuste, mais, non, tu n'es pas gentil de n'être pas venu tantôt car je t'attendais et je te désirais de toute mon âme. Mon Victor adoré, si tu travailles et si tu m'aimes, je te demande pardon et je baise tes chers petits pieds.
J'ai eu toutes sortes de visites ; mais la plus intéressante est celle de cette pauvre Mme Tissard avec les deux enfants de cette pauvre Mme Pierceau. De voir ce pauvre Auguste [1], cela m'a toute remuée et cela m'a rappelé combien sa mère l'aimait et le temps où elle venait chez moi avec lui. Tout ce monde-là m'a chargée de compliments, de respects et de baisers pour toi, et je m'en acquitte avec conscience comme tu vois. Les autres visites, c'est Mme Ledon d'une part, Mlle Féau de l'autre, et la Penaillon à qui j'ai acheté la toile, décidément, car c'était une vraie bonne occasion et puis, Dieu sait si j'en ai besoin. Bientôt je coucherai sur la toile de mon matelas.
Tu vois du reste, mon cher adoré, que je n'ai pas manqué de distractions de tout genre aujourd'hui. Mais toutes les distractions possibles ne me font pas perdre une seconde de vue que je te désire, que je t'attends et que je t'aime. Ô oui, je t'aime mon Victor adoré, c'est bien vrai.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 31-32
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
[1] Auguste est le fils de Mme Pierceau, l'amie de Juliette morte récemment.
7
7 août [1844], mercredi matin, 11 h. ½
Bonjour, mon cher petit bien-aimé, bonjour mon cher amour, bonjour ma vie, bonjour ma joie. Comment vas-tu mon pauvre adoré ? Je n'oublie pas que c'est ce matin que notre cher petit Toto [1] compose pour le concours [2]. Si le bon Dieu est juste et les examinateurs aussi, ils lui doivent une fameuse compensation pour le tour de passe-passe de l'autre fois et pour son année toute entière de travail et de courage. Hum ! Si j'étais le hasard, comme je choisirais mon monde et comme je ferais de la justice distributive. Des couronnes à celui-ci et des coups de pied dans le [dessin a] à celui-là. Malheureusement je ne suis qu'une pauvre Juju bien bête et bien stupide.
J'attends avec impatience que tu viennes pour te baiser et pour te caresser sur toutes les coutures, et puis pour savoir si notre pauvre [illis.] a réussi dans sa composition. Dépêche-toi de venir, mon bien-aimé adoré. Jour Toto, jour mon cher petit o. Je vous aime.
Mon propriétaire me fait faire des volets neufs tout à l'heure. On demandait ta clef pour savoir si la serrure n'était pas dérangée. Si tu viens assez à temps pour la donner, tant mieux, pour la serrure et la clef, et surtout tant mieux pour moi qui te verrai. En attendant, j'attends et je t'aime de toute mon âme. Quand te verrai-je mon adoré ? Je suis bien, bien, bien pressée.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 25-26
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) Le mot est volontairement omis. À sa place, le manuscrit comporte un dessin représentant deux personnages dont l'un semble effectivement donner un coup de pied dans le postérieur de l'autre :
- © Bibliothèque Nationale de France
7 août [1844], mercredi soir, 5 h. ¼
Je t'attends, mon cher petit bien-aimé, n'oublie pas ça, et tâche de venir bien vite. On ne m'a pas encore rendu ta clef et la mère Luthereau n'est pas venue chercher ses lettres. J'ai mis ma robe noire pour être prête à sortir dans le cas où tu pourrais venir me chercher. Car ce qui m'empêche le plus souvent de profiter des rares occasions que tu m'offres c'est la nécessité de m'habiller. Aujourd'hui, j'ai pris mes précautions avec la ferme persuasion, cependant, qu'elles ne serviront à rien. Mais enfin, je les ai prises, voilà tout. Tu es dans ton droit de me faire attendre six semaines la sortie que j'ai été assez imprudente de refuser hier. Je le reconnais hautement et je me déclare d'avance satisfaite.
Mon Dieu que je voudrais donc connaître le résultat de la composition de ce pauvre petit Toto [3]. J'y pense sans cesse. Pauvre petit bien-aimé, qu'est-ce que je ne donnerais pas pour lui faire avoir un premier prix ! Tant que je ne t'aurai pas vu, je serai comme un rat empoisonné à l'endroit de ce pauvre petit [illis.]. Dépêchez-vous donc de venir, vous, vilain flâneur.
Tu as bien fait, mon adoré, pour toi et pour moi, de refuser l'invitation de M. de Beauvoir. Pour toi parce qu'il ne me semble pas convenable que tu mordes au même biftecka que M. [Salle ? / Solle ?] [4] et autre chien galeux. Pour moi, parce que je ne pourrais pas digérer la pensée que tu trinques à même Mlle Doze. Merci donc, mon adoré, d'avoir refusé cette invitation saugrenue. Tu ne pouvais pas me rendre un plus grand service. Je te baise mille millions de fois.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 27-28
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « biffeteck ».
[1] On ignore de quel concours il s'agit. Juliette surnomme habituellement François-Victor Hugo « petit Toto » ou « Toto second ». Quatre ans plus tôt, Charles Hugo avait été primé au concours général en thème latin.
[2] À élucider.
[3] Il s'agit de François-Victor Hugo. S'agit-il du concours général ?
[4] À identifier.
6
6 août [1844], mardi matin, 11 h. ½
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour mon Victor adoré, bonjour. Comment vas-tu ce matin ? Je voudrais bien te voir, mon Victor ravissant. Je suis sûre que cela soulagerait ma pauvre tête qui me fait souffrir horriblement dans ce moment. Et puis je serais la plus heureuse des femmes, ce qui a bien son charme.
Cela ne t'a pas fait mal ta petite débauche de cette nuit ? Quant à moi, je suis capable de tout et de bien autre chose encore, ce qui fait que je suis toute prête à recommencer. Je compte même ne pas vous laisser aussi longtemps livréa à vous-même. Taisez-vous, taisez-vous, vous n'avez pas la parole. Vous n'êtes pas assez héroïque pour être éloquent. Je crains que la mère Luthereau ne vienne chercher sa lettre aujourd'hui. Pauvre adoré, cela te donne beaucoup de peine et beaucoup d'ennui toutes ces écritures et toutes ces démarches. Mais je te sais si bon, mon pauvre ange, que je n'hésite pas à te demander tous ces services les uns sur les autres. J'aurais désiré me débarrasser un [peu] plus tôt de Mme Luthereau pour n'avoir plus à y penser. Si tu viens et que tu n'esb pas trop occupé et trop fatigué, je te prierai de me les écrire d'avance.
Jour Toto, jour mon cher petit bien-aimé. J'ai bien mal à ma tête. Mais j'ai le cœur bon. Je t'aime. Je t'aime. Baise-moi, mon cher adoré bien-aimé. Pense à moi et viens bien vite. Je t'adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 21-22
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « livrez ».
b) « ne sois ».
6 août [1844], mardi soir, 6 h. ¾
Je compte sur ta promesse, mon cher amour. J'ai peut-être tort, mais enfin j'y compte, quitte à avoir mon nez de carton habituel. Je vous conseille, mon petit Toto, si vous ne voulez pas expirer de honte sous le feu roulant de mes invectives de vous réhabiliter au plus vite dans mon opinion. Votre honneur NATIONAL y est intéressé. Je vous accorde une trêve de cinq heures, passée laquelle je vous déclare déchu de tous vos droits civiques. En attendant, je me tais, mais je suis comme l'oie du Normand : je n'en pense pas moins.
Jour Toto, jour mon cher petit o. Vous êtes mon cher petit bien-aimé. Cela ne vous empêche pas d'être le plus ravissant des hommes. Quoique… cela devrait vous en empêcher cependant. Mais c'est assez parler de cela pour le moment.
Je te prie, mon cher petit bien-aimé, de ne pas te casser ton cher petit cou dans les précipices qui ornent ma maison. Je ne suis vraiment pas tranquille tant que ces trous et ces encombrements existeront, car avec tes distractions habituelles tu peux te faire beaucoup de mal. Que le diable emporte le propriétaire et ses embellissements. J'en ai plus qu'assez pour ma part.
Baise-moi, mon cher adoré, baise-moi. Tu es mon Victor ravissant et toujours plus aimé. Je compte sur toi ce soir et je suis bien heureuse.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 23-24
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
5
5 août [1844], lundi matin, 11 h. ¾
Bonjour, mon Toto adoré, bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour. Comment vas-tu ce matin ? Tu n'as pas été mouillé en t'en allant cette nuit, mon cher petit homme ? Suzanne m'a dit qu'il pleuvait hier au soir et je crains que tu n'aies reçu de l'eau sur ta chère petite bosse.
Bonjour mon cher adoré, bonjour. Je t'aime mon ravissant petit Toto. Tu devrais venir travailler à la maison aujourd'hui. Je te verrais de temps en temps à travers la porte et cela me comblerait de joie. Je ne te dérangerais pas et je serais la plus heureuse des femmes. Penses-y, mon Victor adoré, et tâche d'arranger ton travail pour cela.
Vois-tu, mon [bon ?] bien-aimé, il faut me laisser dire encore que je t'aime. Il faut me le laisser dire toujours parce que cela me fait du bien ; pendant que je t'écris ces deux mots d'amour, il me semble que c'est toi que je baise et que je caresse. Cette illusion dure tant que j'ai du papier à gribouiller. C'est pour cela que je ne te dis pas autre chose. Tu peux te dispenser de lire tout ce fouillis, mais moi je ne peux pas me dispenser de le faire. C'est un besoin pour moi, et quand je t'écris par hasard autre chose, c'est que je me suis fait violence. Je baise tes quatre petites pattes blanches et puis je t'attends, je te désire, et je t'adore. Si tu viens bien vite, je serai bien heureuse.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 17-18
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
5 août [1844], lundi soir, 5 h.
Tu tardes trop, mon cher petit bien-aimé. Mon courage et ma patience sont à bout ; il ne me reste plus maintenant que l'impatience et le découragement. Je sais bien que tu avais à aller à la cérémonie de M. Darcet [1]. Mais tu as dû en être quitte de très bonne heure. Pourquoi donc n'es-tu pas venu, soit avant soit après la messe ? Je t'aurais vu et la journée m'aurait parua moins longue et moins triste. Vous voyez bien, Toto, que vous n'êtes pas gentil. Si je pouvais ne plus vous aimer, vous le mériteriez bien, hein ! Convenez-en ?
Pauvre adoré bien-aimé, tu travailles sans aucun doute et tu as tes pauvres beaux yeux fatigués. Et j'ose me plaindre, moi qui ne suis bonne à rien et qui ne fais rien ! En vérité, je suis bien gentille, je m'en fais mon compliment. Pardonne-moi, mon cher adoré, pardonne-moi. Je t'aime jusqu'à la tyrannie, jusqu'à la stupidité, je t'aime trop. Je m'en veux, je me fais cent raisonnements par jour pour m'empêcher de te tourmenter et tout cela n'aboutit qu'à te dire encore plus fort que je t'aime et que je suis malheureuse de ton absence. Ce n'est pas de ma faute. Quand tu voudras, je serai la plus heureuse, sinon la plus aimable des femmes. Je te baiserai, je te caresserai, je te désirerai. Tant pire pour les beaux rouleaux. Tant pire pour le Toto occupé. Tant pire pour le poète. Tant pire, tant pire, je veux m'en donner à cœur joie. Baisez-moi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 19-20
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « parue ».
[1] Il s'agit de l'enterrement de Jean-Pierre Joseph Darcet, décédé à Paris le 2 août 1844.
4
4 août [1844], dimanche matin, 9 h.
Bonjour, mon Toto bien-aimé, bonjour, mon adoré petit homme, bonjour. Comment vas-tu, mon ravissant bien-aimé ? Moi, je ne vais pas aussi bien qu'hier et tu devines pourquoi ? C'est qu'aujourd'hui je n'ai aucun bonheur en perspective et qu'hier j'avais l'espoir d'être avec toi presque toute la soirée. Ma santé, c'est le bonheur, ma vie, c'est ton amour. Voilà pourquoi je suis si souvent souffrante et voilà pourquoi je mourraisa si tu ne m'aimais plus.
Vous vous êtes bien dépêché de manger vos fraises cette nuit, vilain gueulard. Je savais bien que dès qu'elles seraient avalées vous vous en iriez comme un… sanglier domestique que vous êtes. Une autre foisb je les cacherai et je ne vous les donnerai qu'à une heure raisonnable. Vous êtes trop naïvement de l'école de RÉSISIEUX [1]. Je veux vous donner des leçons de savoir-vivre, mon cher petit glouton. Vous entendez ça ?
Jour Toto, jour mon cher petit o. Juju a bien mal à sa pauvre tête. Juju a bien besoin de voir son Toto. Juju aime trop son Toto. Tant pire pour Juju, n'est[-ce] pas mon Toto ?
Je regarde la pendule avec effroi car elle ne me dit pas encore quand tu viendras. Je sais bien que tu n'as pas d'heure précisément ; mais, cependant, il y en a où je me crois plus près de toi les unes que les autres. Enfin, mon Toto, tâche de venir le plus vite que tu pourras. Tu sais si tu es aimé, désiré et attendu dans cette petite maison de la petite rue Saint-Anastase. En attendant, je t'adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 13-14
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « mourerais ».
b) « autrefois ».
4 août [1844], dimanche soir, 9 h. ¾
Mon petit Toto, il faut penser à moi. Il faut ne pas être aimable avec Mme Paillard et autres personnes plus ou moins coquettes. Il faut laisser là tout ce monde qui ne vous aime pas comme je vous aime, pour venir me retrouver tout de suite. Je t'ai bien peu vu aujourd'hui, mon amour, et le peu de temps que tu es resté auprès de moi, tu l'as employé à lire, ce qui diminue considérablement le bénéfice d'être avec toi. Je ne dis pas la joie, parce que dès que je suis avec toi je suis heureuse.
Ma pauvre Joséphine est partie il y a déjà un moment. Cette pauvre fille n'est pas très amusante, comme tu peux t'en douter, mais c'est une excellente fille, et qui est loin d'être heureuse. À propos d'heureuse, je pense à cet infortuné vieillard qui vient de perdre son dernier ami. Pauvre bonhomme, le bon Dieu aurait dû commencer par lui au lieu de finir par lui. J'en ai le cœur tout attristé. C'est une chose douloureuse que de voir un vieillard sans appui et sans ressource. Je ne comprends pas que M. Villemain ait la dureté de cœur de laisser ce malheureux Saint-[Hilaire ?] [2] dans cette affreuse misère. Enfin, c'est comme cela, et tout ce que je dirai ne lui fera pas passer dans le cœur un peu de la pitié qui remplit le mien. Je ferais mieux de ne pas t'en ennuyera inutilement.
Je t'aime, mon Victor adoré, je t'aime parce que tu es beau, parce que tu es bon, parce que tu es le plus noble, le plus généreux des hommes et… parce que je t'aime. Je te le dis sans cesse, mais je ne te le dirai jamais autant que cela est.
Dépêche-toi de venir, mon cher adoré, tu me rendrais bien heureuse. En attendant, je t'adore et je te baise depuis la tête jusqu'aux pieds.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 15-16
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « ennuier ».
[1] Résisieux, fille des Besancenot.
[2] À identifier. Peut-être s'agit-il du vaudevilliste Amable de Saint-Hilaire.
3
3 août [1844], samedi matin, 10 h. ¾
Bonjour, mon Toto adoré, bonjour, mon cher petit homme. Comment vas-tu ce matin, mon amour ? Penses-tu un peu à moi ? M'aimes-tu ? Je suis comme une cloche avec mes questions. Je dis tous les jours la même chose. Il est vrai que tous les jours tu me réponds toujours par le silence le plus profond. C'est ce qui fait que je n'en sais jamais plus long. Je vous conseille, mon cher adoré, de faire faire au plus tôt votre arrangement puisque vous croyez que cela vous donnera de l'air et de l'espace. Je vous fais grâce de ma salle à manger encore pour cette fois-ci. D'ailleurs, vous savez que j'ai l'intime conviction que je mourrai avant qu'elle ne soit faite. Ainsi vous pouvez ne pas vous dépêcher, je vous le permets. Ce que je ne vous permets pas, c'est d'être longtemps loin de moi, c'est de ne pas m'aimer. Là-dessus je n'entends pas raillerie, et je ne fais pas la plus petite concession, je vous en préviens.
Jour Toto, jour mon cher petit o. Je m'apprête pour aller chez mon roi ce soir. Je pense que c'est toujours à la même heure ? J'espère, d'ailleurs, que je te verrai d'ici là et que tu me diras au juste l'heure à laquelle nous partirons. Je pense aussi que tu ferais bien de changer de cravate. La tienne doit être très fanée. J'en ai deux toutes prêtesa que tu pourras emporter tantôt. En attendant, je te baise et rebaise sur toutes les coutures. Je t'aime, mon trésor adoré.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 9-10
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « toute prête ».
3 aoûta [1844], samedi matin, 7 h.
Quel bonheur, mon cher petit bien-aimé, de rouler une ou deux heures auprès de toi, de sentir ta chère petite main dans la mienne, de respirer le même air que toi, d'être avec toi, c'est-à-dire au ciel. Depuis hier, j'ai le cœur plein de joie. Dépêche-toi de dîner pour que j'attende moins longtemps car mon impatience d'être avec toi est déjà au comble. Soir Toto, soir mon petit o. Je vous défends d'être trop aimable avec la princesse H [1]… Je vous permets la BELLE DEMOISELLE [2] mais pas autre chose. C'est bien assez, Dieu merci. Je vous défends en outre de rester trop longtemps avec UN AUGUSTE PERSONNAGE [3], dans l'intérêt du SUISSE de l'endroit, et dans le mien ; car enfin, ce pauvre suisse n'est pas cause si vous êtes un grand… blagueur, et son patron aussi. Et moi, c'est autant de temps de moins que vous me donnez, et j'y regarde. Dépêchez-vous donc ce soir de faire vos cancans pour ne pas sortir une heure après tout le monde. Sinon, j'irai vous chercher. Ah ! Mais VOILLAb comme je suis. C'est ma VOLLONTÉb. Baisez-moi, cher scélérat et aimez-moi. Je t'aime, moi, mon Victor adoré. Je t'aime, je t'aime, je t'aime. Je saute de bonheur en pensant que tu seras ici tout à l'heure. Je suis heureuse.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 11-12
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « juillet ».
b) La consonne semble volontairement doublée.
[1] La princesse Hélène de Mecklembourg, devenue duchesse d'Orléans en 1837 par son mariage avec le duc d'Orléans, et que l'on continua parfois d'appeler princesse Hélène. Hugo s'entendait très bien avec elle, et s'est peut-être inspiré d'elle pour le personnage de la Reine de Ruy Blas. Hugo racontera la conversation qu'il eut ce soir-là avec Louis-Philippe, notamment sur les émigrés, et sur Mgr Affre. (éditions Bouquins, vol. « Histoire », Choses vues, Le Temps présent 1, p. 843.)
[2] À élucider.
[3] Louis-Philippe.
2
2 août [1844], vendredi matin, 11 h. ½
Bonjour, mon cher petit bien-aimé, bonjour, mon ravissant petit Toto, bonjour, mon enfant, bonjour, mon doux, mon jeune, mon CHARMANT petit Toto. Comment vas-tu ce matin ? As-tu dormi cette nuit ? M'aimes-tu ? Penses-tu à moi ? Me désires-tu ? Je voudrais bien partager la promenade avec Mlle Dédé, moi. Je ne dis pas qu'il serait juste de me les donner toutes… quoique……. Mais enfin, je voudrais partager. C'est bien le moins. Vous avez l'habitude injuste de tout donner aux uns et rien à l'autre, et c'est toujours moi qui suis l'autre. Est-ce que vous ne sentez pas le besoin de varier un peu ce système, et de me donner aussi à moi des bonnes petites matinées, des ravissants après-midis et de délicieuses soirées ? Je ne parle pas des nuits, car il paraît que ce serait attenter à vos jours que de vous en demander seulement la queue d'une. Mais enfin, puisque vous êtes si prodigue du reste pour tout le monde, est-ce qu'il ne serait pas possible que votre prodigalité tourne par un peu à mon profit ? Je finirai par devenir très méchante, vous verrez cela. L'injustice à la fin produit l'indépendance [1].
Je t'ai vu mon cher adoré ! J'ai la joie dans le cœur ! Je t'ai vu, mon Dieu, quel bonheur ! Merci, mon Dieu, merci. J'ai confiance en vous, je vous aime, vous m'avez enragéea mon Toto.
Mon Victor bien-aimé, reviens bien vite. Je t'aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 5-6
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « enragé ».
2 aoûta [1844], vendredi soir, 5 h.
Mon cher petit bien-aimé, je commence à tirer la langue de toutes mes forces. Est-ce que tu ne vas pas venir bientôt ? J'ai été la plus heureuse des femmes ce matin, quand je t'ai vu, mais je ne tarderai pas à en devenir la plus malheureuse pour peu que ton absence se prolonge encore quelque temps.
Je n'ai pas vu le propriétaire. Je le guette cependant. Non pas parce que je suis en proie à une terreur panique, mais pour t'obéir. Dans le jour je suis très brave. Ma poltronnerie ne se fait sentir que la nuit. Du reste, je crois qu'en fait de précaution et de prudence, ce qui abonde ne vicie pas et que j'ai tout à fait raison d'insister auprès du propriétaire pour avoir ces volets. Aussi je le guette au passage.
Jour Toto, jour mon cher petit o. Comme vous êtes bien venu me chercher pour sortir. Voime, voime, Toto est bien venu. C'est charmant. Ce soir, si vous avez le malheur de vous présenter chez moi à une [heure] décente, je vous forcerai à me promener pendant quatre heures d'horloge. Prenez garde à vous, vous êtes averti et vous savez qu'un homme averti en vaut deux.
Baisez-moi, vilain monstre, et tâchez de m'aimer si vous tenez à vos précieux jours. Baisez-moi, je vous adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 7-8
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « juillet ».
[1] « L'injustice à la fin produit l'indépendance » est une citation du Tancrède de Voltaire, Acte IV, scène 6.
1
1er août [1844], jeudi matin, 11 h. ¼
Bonjour, mon petit Toto bien aimé, bonjour, mon cher amour adoré, bonjour toi, bonjour vous. Comment que ça va ce matin ? J'ai été encore bien aimable hier, n'est-ce pas mon Toto ? Je tâche d'en rire pour n'en pas pleurer mais vraiment je me trouve absurde et stupide. Je voudrais bien que tu me donnasses à copier. Cela me ferait une occupation et une distraction à la fois et je serais moins endormie et moins lourde, j'en suis sûre. Dépêche-toi de me donner de L'OUVRAGE si tu ne veux pas que je tombe en léthargie tout à fait.
Jour Toto, jour mon cher petit o. Il faut venir baigner vos beaux yeux avant d'aller à l'Académie. Je vous en prie, je vous en prie, je vous en supplie, mon amour. Je serai bien heureuse toute la journée si je te vois un moment, tandis que je serai bien triste et bien découragée si je ne te vois pas du tout.
As-tu retrouvée ta canne, mon petit homme ? Peut-être est-ce quelque fanatique qui te l'a prise. Cela t'est déjà arrivé pour des cannes et pour des chapeaux. Tu sais, moi je regretterais cette canne si elle était perdue. Non pour sa valeur mais parce qu'elle a fait presque tous nos voyages. Je serais très fâchée si tu ne la retrouvais pas. Je baise tes chers petits pieds.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 1-2
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
1er août [1844], jeudi soir, 5 h.
Je te disais bien, mon cher adoré, que si je te voyais cela me guérirait. Cela m'a guériea en effet. Maintenant je n'ai plus à craindre que de redevenir malade si ton absence se prolonge. Je me cramponne le plus que je peux après les deux ou trois secondes de bonheur que tu m'as données tantôt, mais j'ai bien peur qu'elles ne résistent pas au poidsb de toute une longue journée comme celle-ci. Pour me faire passer le temps agréablement, je vais faire mes comptes de fin de mois tout à l'heure. Voime, voime, ce sera fort agréable et fort amusant. Que le diable emporte la fin de mois. Je les ai en horreur.
J'ai bien peur que tu ne reçoivesc une averse sur ton cher petit dos d'académicien. Il me semble que tu n'avais pas de parapluie quand tu es venu tantôt. Il est vrai que tu m'as dit que tu n'allais pas à l'Académie. Mensonge innocent et qui ne t'empêcherait pas d'être mouillé jusqu'aux os et qui ne m'a pas empêchéed, moi, d'aller me promener en escargot au bois de Boulogne tout à l'heure [dessine] avec le jeune Almaviva de cette nuit. J'ai bien fait n'est-ce pas ?
Voime, voime, baisez-moi et revenez bien vite me surprendre et me prendre IN FLAGRANTE DILECTO. Que dites-vous de ce latin, hein ? Quant à moi, cela ne m'étonne pas et je suis habituée à ces choses-là. « DEMENS QUI NIMBOS ET NON IMITABILE FULMEN AEREf » [1], etc, etc. Je vous en dirais bien davantage si je n'étais pas au bout de mon papier. Je vous baise depuis votre charmante petite bouche jusqu'à vos chers petits yeux.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 3-4
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « guéri ».
b) « poid ».
c) « reçoive ».
d) « empêché ».
e) Dessin d'une calèche, tirée par un cheval, et conduite par un cocher tenant un fouet à la main :
- © Bibliothèque Nationale de France
f) « ere ».
[1] « Demens, qui nimbos et non imitabile fulmen / aere et cornipedum pulsu simularet equorum » (« insensé qui se flattait de contrefaire l'orage et la foudre inimitable avec du bronze et le galop de chevaux aux pieds de corne »). Virgile, L'Énéide, VI, 590-591.
29
Paris, 29 octobre 1870, samedi matin
« J'espère […] que tu n'es pas sorti trop tard hier de la réunion Schoelcher et que tu auras eu la bonne chance de trouver à point nommé une bonne voiture fermée pour te ramener à sec chez toi. Cet hiver s'annonce bien pluvieux et bien pourri […]. En attendant, je vois passer sous la pluie battante, hommes et chevaux, avec un stoïcisme digne d'un meilleur sort. Espérons que les Prussiens, à force de mordre la boue, finiront par en avoir une indigestion à dégoûter d'eux pour jamais la victoire. » [Elle demande combien il y aura de convives dimanche :] « Il serait utile d'avoir le même auditoire que jeudi dernier afin de mettre un peu plus d'épaisseur entre mon infime ignorance musicale et l'érudition écrasante de madame Gueymard. Si tu ne le crois pas nécessaire, mets que je n'ai rien dit. » [Car elle veut le satisfaire] « en cela, comme en tout, même au prix du sacrifice de mon amour-propre. Il paraît à peu près décidé par Mme P. Meurice que j'irai avec elle mardi [1] à la représentation des Châtiments et même que je déjeunerai chez elle. Je souscris d'avance avec joie à ce programme surtout par la pensée de te voir quelques instants de plus dans la journée et hors détour. Ai-je raison, mon maître ? Oui,
Grosse Juju
Catalogue de vente de FL Auction, Hôtel Drouot 9 avril 2015, no 96 (Jérôme Cortade, expert).
Transcription d'Evelyn Blewer d'après l'extrait de catalogue et l'image. Corrections apportées : « à ses » en « à sec » et « la pluie l'attente » en « la pluie battante ».
[1] C'est le 5 novembre qu'aura lieu à la Porte-Saint-Martin une lecture publique d'extraits des Châtiments.
17
Paris, 17 octobre [18]70, lundi matin, 11 h.
Mes gribouillis se suivent et se ressemblent, mon cher bien-aimé, c'est là leur moindre défaut ; je le sais et je n'en continue pas moins à gribouiller imperturbablement, sans me laisser intimider par le sentiment de mon ineptie, tant mon amour est au-dessus de toute honte. J'ai vu ton fils Charles tout à l'heure, qui m'a donné le nom de l'inventeur du plastron contre les balles, pour que je te le transmette, en t'avertissant que ce monsieur doit venir te voir ce soir à six heures. J'ai vu, par la même occasion, ton adorable petite Jeanne, qu'on habillait pour sortir. J'espère qu'on prendra toutes les précautions contre le froid, car il serait bien malheureux que, faute d'attention, on exposâta cette chère petite créature à un rhume. Je t'ai fait dire par Mariette que je ne sortirai pas. Je le regrette maintenant parce que je me sens envahie par le froid, et qu'il va falloir que je fasse du feu coûte que coûte. Je toussaille encore assez pour être forcée de me chauffer à domicile. À défaut de soleil, je sors. Je n'aurais pas mieux demandé que de voir le Victor Hugo quitter terre ce matin sur la place de la Concorde, mais l'heure de cet auguste voyage est par trop matinale pour mes monstrueuses infirmités. Aussi, je me suis contentée de te saluer au passage par la pensée, pendant que mon âme s'envolait vers toi.
MVH, Ms a1455
Transcription de Michèle Bertaux
a) « exposa ».
30
30 juin [1837], vendredi matin, 1 h. ¼ après midia.
Cher petit homme bien aimé, je suis très geaie. J'ai du bonheur plein mon cœur et du rire plein ma GEULE. Je suis si heureuse quand vous daignez me donner vos pieds à tenir pendant une matinée. C'est plus doux que ceux du bon Dieu lui-même, en supposant qu'il les donne quelquefoisb à toucher [à] ses ferventes dévotes. J'aurais bien envie de vous dire toutes sortes de belles choses, mais je sais d'avance que mon admiration passant par le bec de ma plume se transformera en grotesque hurlement qui vous fera hausser les épaules et boucher vos jolies petites oreilles. J'aime mieux m'en tenir à l'expression toute simple de mon amour. C'est un légume qu'aucune sauce ne peut gâter, n'en déplaise à M. SOULIÉ [1]. Ainsi, un je THÊME du fond de l'âme, et plus ravissant et plus savoureux qu'un autre je t'aime venu à grand renfort de fumier grammatical. C'est pourquoi j'ai tant de confiance dans mon amour et si peu dans mon esprit. J'ose bien te dire que je t'aime mais je n'ose pas te dire que je t'admire quoi que cela soit aussi vrai que l'autre chose.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16330, f. 351-352
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) Ces deux mots sont ajoutés après coup.
b) « quelques fois ».
30 juin [1837], vendredi soir, 8 h. ¾
Cette fois, mon pauvre ange, je me livre à toute mon impatience, qu'il me serait impossible d'ailleurs de retenir. Je voudrais savoir si tu as vu M. Louis, et ce qu'il pense de notre chère petit ange, de notre belle petite fille [2]. D'un autre côté, je sens bien que toute ta sollicitude et tous tes soins comme tous tes instants doivent être donnés à cette chère petite femme qui se mêle déjà de souffrir comme si la vie n'était pas assez longue sans cela. Je ne me fâche pas de t'attendre, et pourvu que je sache que j'ai un petit coin de ton âme dans lequel tu me permets de loger touta entière quoique à l'étroit, je suis résignée, et j'aurai la patience d'attendre que ma chère petite Dédé n'ait plus aucun vilain bobo sur sa jolie petite personne. En attendant je vais être bien malheureuse et bien tourmentée jusqu'à ce que je t'aie revu. Tâche que ce soit tantôt, car je n'exagère pas en te disant que je suis tourmentée et malheureuse. Je t'aime tant et j'aime tant tes autres petits Toi, qu'au moindre petit mal dont vous êtes atteints les uns et les autres je souffre plus que vous-mêmes. À bientôt et avec de bonnes nouvelles, j'espère. Que ce bientôt me paraît long et que je voudrais n'être qu'une âme sans corps pour ne te quitter jamais, surtout dans des circonstances comme celle-ci. Je t'aime mon Victor.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16330, f. 353-354
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « toute ».
30 juin [1837], vendredi soir, 11 h ¼
Je suis sur des charbons ardents. Qu'est-il donc survenu mon Dieu à cette pauvre petite bien-aimée [3] ? Je fais toutes sortes de mauvaises suppositions qui ne sont pas faites pour me calmer. Il me semble que sans des raisons impérieuses tu ne me laisserais pas dans cette inquiétude mortelle, ce qui redouble mon inquiétude. J'écoute tous les bruits et tous les pas de la rue, croyant enfin y surprendre les tiens, mais rien ne s'arrête et je continue de me tourmenter comme si j'avais la certitude que la chère petite malade est en danger. Et puis comme je ne peux pas supporter la pensée que tu souffres ou que tu sois tristea, On ouvre la porte. Si c'était toi, mon Dieu, avec de bonnes nouvelles, quelle joie ! Mais non. Si, si c'est toi, oh ! mon Dieu.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16330, f. 355-356
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) La phrase reste en suspens.
[1] Il s'agit probablement de Frédéric Soulié (1800-1847), romancier, dramaturge, critique et journaliste considéré comme l'un des plus grands feuilletonistes de la monarchie de Juillet. Il obtint une grande renommée notamment pour son roman Les Mémoires du Diable (1837) et au théâtre pour le drame La Closerie des genêts (1846) dont le succès fut colossal. – L'allusion de Juliette reste à élucider, mais étant donné que Soulié publiera le chapitre « Restaurants et gargotes » dans l'ouvrage collectif La Grande ville. Nouveau tableau de Paris (1843, t. 2, p. 5-24), on peut supposer qu'il était gastronome.
[2] Juliette parle de la petite Adèle , qui aura huit ans fin juillet. Sa maladie, jugée grave, durera jusqu'en août. Le 17 juillet, Hugo précisera dans une lettre à son oncle qu'il s'agit d'une « fièvre cérébrale laquelle s'est transformée en fièvre typhoïde ». Hugo attendra la guérison de sa fille pour entreprendre son voyage annuel avec Juliette.
[3] Juliette parle de la petite Adèle, qui aura huit ans fin juillet (voir la lettre du matin). Sa maladie, jugée grave, durera jusqu'en août. Le 17 juillet, Hugo précisera dans une lettre à son oncle qu'il s'agit d'une « fièvre cérébrale laquelle s'est transformée en fièvre typhoïde ». Hugo attendra la guérison de sa fille pour entreprendre son voyage annuel avec Juliette.
29
29 juin [1837], jeudi matin, 9 h.
Bonjour, mon adoré petit Toto, bonjour. Comment vont tes chers yeux, dis ? J'ai une épine dans le cœur, quand je pense que tu as peut-être travaillé cette nuit malgré l'état de tes pauvres yeux. Va, je ne veux d'aucune robe. J'aime mieux étouffer en juillet et trembler en janvier, que d'avoir à me reprocher de n'avoir pas su endurer une petite misère, tandis que tu te condamnes à un travail si rude. Non je ne veux plus parler ni m'occuper de mes toilettes. Quand je me trouverai laide et mal habillée dans mon miroir, je me regarderai dans tes yeux où je me trouverai belle. Quand j'aurai trop chaud, je me rafraîchirai avec tes baisers. Et si enfin j'arrive à avoir trop froid, je me réfugierai dans tes bras où j'aurai bien chaud. Voilà mes mesures prises pour l'été et pour l'hiver. Jour mon petit homme. Tu m'as donné bien du bonheur hier, quoique vous m'en deviez encore sans cet écot-là, vieux Toto. Mais je vous fais encore crédit pour cette fois, à condition que vous paierez magnifiquement les intérêts des arrérages. Pour vous dire que je vous aime, un mot suffit, mais pour vous dire à quel point je vous aime, il me faudrait une feuille de papier plus grande que la grande muraille de la Chine. C'est pourquoi celle-ci est trop grande et pas assez : trop pour tes chers petits yeux, pas assez pour mon amour.
Comme nous l'avions bien prévu, la bonne n'a pas trouvéb au numéro indiqué, et elle n'a pas eu l'esprit de chercher. À propos, quel effet a produit sur Mlle Dédé la nouvelle fille dont nous avons augmenté la famille [1] ? Je voudrais le savoir, c'est-à-dire que je voudrais vous voir, que j'ai besoin de vous baiser sur toutes les coutures, que j'ai besoin de voir, de sentir et de respirer ma joie, mon bonheur, mon soleil.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16330, f. 347-348
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « vas ».
b) « trouver ».
29 juin [1837], jeudi soir, 8 h.
Je te promets, mon cher petit bien-aimé, de ne pas être méchante si tu ne peux pas venir ce soir. J'ai pas le droit d'être méchante, ainsi je ne le serai pas. Je ne me reconnais même pas le droit d'être triste, et si par hasard je l'étais, ce serait en fraude, et vous n'en sauriez rien. Vous m'avez joliment rabrouée aujourd'hui, à deux ou trois reprises. Il paraît dans ce moment-là que votre paille tenait la place d'une poutre, car elle était fameusement grosse [2]. Quanta à la mienne (de poutre), j'en ai fait du feu cet hiver, de sorte que je n'en ai plus. Il faudra même que je m'en approvisionne d'une autre pour être à votre hauteur.
Jour mon petit o. Jour mon gros to. Je t'aime. Je t'aime plus que tu n'as de poésie au cœur et de génie dans la tête, ce qui ne paraît pas possible au premier abord, mais ce qui n'en est pas moins vrai. Je suis une plus grande amoureuse que tu n'es un grand poète, quoique tu sois l'égal de Dieu sur la terre et peut-être dans le ciel. Mais moi je suis l'amour incarné qui vous enveloppe des pieds à la tête. Je vous aime mon Toto, je t'aime mon Victor bien aimé.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16330, f. 349-350
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « quand ».
[1] La petite Adèle est malade et son état est préoccupant. La « nouvelle fille » dont la famille a été augmentée est-elle une garde-malade recrutée pour s'occuper d'elle, ou une poupée offerte par Victor et Juliette pour la consoler ?
[2] Juliette joue sur la métaphore à partir de la parabole biblique (évangiles de saint Luc et de saint Matthieu) devenue proverbe : « On voit la paille dans l'œil du voisin mais pas la poutre qu'on a dans le sien. »